Inde suite 9
La gare de Calcutta
Si toutes les gares du monde sont grouillantes et bruyantes celle de Calcutta est une fourmilière. Refusant l'aide des coolies nous portons nos bagages jusqu'au hall central où, par miracle un banc se trouve libre.
Je laisse Bernadette avec les bagages et cherche le Parcel Office pour y prendre livraison du tandem. Les entrepôts s'étendent sur plusieurs hectares. Des dizaines d'allées sont encombrées de camions, charrettes à bras, de coolies portant de lourds paquets sur leurs têtes et de milliers d'autres individus qui comme moi tournent plus ou moins en rond. Je présente le récépissé de Rajahmundry au premier quidam assis devant un bureau et qui gratte du papier. Je reçois une réponse incompréhensible. Je demande qu'elle me soit écrite sur papier. Je lis -Block 4. Je m'y rends me frayant difficilement un chemin dans la cohue et le bruit. Au blok 4 on me dit d'aller dans un autre endroit. Cela se répète pendant près de deux heures. J'attends,retourne en arrière, reviens. Enfin un homme plus éclairé que les précédents ou simplement mieux renseigné me dit que le train dans lequel se trouve le tandem n'est pas encore arrivé (bien qu'il soit parti quatre heures avant le notre). Il m'annonce même qu'il devrait arriver vers... 16 heure, soit dans une heure. De retour près de Bernadette je m'assois enfin. A 16 heures 30 le train s'affiche sur le panneau d'arrivée. Mon "reicept" à la main je me dirige vers le quai ou il doit arriver. Je cherche sur les wagons le numéro qui m'a été minutieusement mentionné par le responsable du "Parcel Office" de Rajahmundry. Près du train je piaffe d'impatience jusqu'à l'arrivée d'un scribouillard qui tient en mains une planchette et quelques feuilles de papier. Il commence par vérifier si les scellés sont en place en demandant à un policier , tout proche, de vérifier une seconde fois avec lui. Chacun porte sur des documents séparés ses observations. Impatient je demande que l'on ouvre le wagon ou se trouve le tandem mais me dit-on il faut procéder selon un ordre établi. Une demi-heure plus tard enfin le scellé tombe. Les portes ouvertes pas de tandem mais des ballots jusqu'au plafond. La sueur me perle au front. Pendant ce temps les coolies ont commencé leur travail. Ils tirent les paquets avec des crochets et les expédient sans ménagement sur le quai. Scrutant toujours j'aperçois soudain près du plafond, rangé entre deux portes, la roue avant du tandem et les deux paniers métalliques. Les coolies continuent à enlever les paquets mais sans se soucier du vélo. Je vois que bientôt celui-ci va chavirer. Je monte dans le wagon, pousse les hommes et leur donne carrément l'ordre de m'aider à descendre et sortir le tandem. Après un instant de surprise ils s'exécutent. Une vérification rapide me permet de constater que malgré de multiples manipulations le tandem n'a pas subi de dégâts. Les protection de toile de jute enlevées (elle avaient été mise par le responsable de Rajahmundry) je prends le tandem à la main et commence à me diriger vers le hall de la gare. A ce moment le scribouillard se réveillant me demande de passer au bureau pour le constat d'arrivée. Compte tenu de la cohue, des retards, je lui demande de faire le constat sur place. J'essuie un refus. Puisque c'est ainsi pour moi les formalités sont faites. Je reprends la direction du hall. L'homme fait alors appel à un policier. Je dis à ce dernier sur un ton n'admettant pas de réplique que ce n'est pas la peine de m'accompagner. Je rejoins le hall en donnant de la voix (je sais que cela souvent marche). Bernadette qui a reconnu mon timbre se demande avec inquiétude ce qui se passe. Dans le hall je commence à charger les bagages sur le tandem. Un attroupement d'une cinquantaine de personnes s'est formé. Le policier visiblement ennuyé n'ose pas intervenir. Il est soulagé lorsqu'il voit le scribouillard arriver. Bernadette qui pendant mon absence a longuement discuté avec un jeune homme (qui semble de catégorie sociale élevé) lui demande de se faire notre interprète. Ma colère calmée, le ton modéré avec lequel je m'exprime maintenant, la traduction parfaite du jeune homme débloquent la situation. Le contrôleur griffonne quelque chose sur mon "reicept". Nous voici libres.
Une multitude de taxis se trouve devant la gare mais avec le tandem et les bagages il est hors de question d'en prendre un. Avec un plan de la ville que je viens d'acheter nous nous dirigeons à pieds vers le centre. Un pont au-dessus du Gange est pris. Son accès est difficile. Les bus, voitures et autres véhicules sont proches les uns des autres. Le large trottoir est encombre de piétons, coolies avec des paquets. Je marche bien à gauche entre le trottoir et la chaussée. Bernadette essaie de se frayer un passage entre la populace. Elle progresse moins vite que moi et rugit de colère de ne pas me voir l'attendre.
De l'autre coté du pont nous marchons sur un boulevard noir des gaz d'échappements. Nous nous glissons dans la circulation, toujours à pieds, en étouffant sous les fumées, les tympans agressés par les coups de klaxons. Nous cherchons les enseignes d'hôtels, de lodges de guest houses mais rien. Nous avons parcouru cinq cents mètres environs lorsqu'un indien, de bonne présentation, nous demande en anglais ce que nous cherchons. Il propose de nous guider jusqu'à hôtel de bonne qualité qui se trouve à vingt minutes à pieds. Une demi-heure après nous ne sommes pas encore rendus. A certains moments l'homme se trouve près de moi puis parfois près de Bernadette à l'arrière. Nous arrivons enfin devant un hôtel trois étoiles. L'homme entre avec moi mais je lui fais part de mon intention de négocier seul. Bernadette, dans un moment d'aparté, m'a confiée que l'individu lui avait fait des avances ouvertes pendant le trajet. La sympathie qu'avait fait naître son aide spontanée s'est envolée. Voyant qu'il ne touchera pas de commission l'homme nous quitte sans nous dire au revoir. L'hôtel qui a été construit du temps des anglais avait certainement à cette époque fière allure. Aujourd'hui géré par des personnels d'état il est comme un vieux vaisseau qui s'en va à la dérive. C'est sale t cher. Dehors Bernadette attend avec le matériel. elle est très agacée par les curieux qui touchent aux manettes de vitesses. Pour que cela cesse elle prend sa canne pour les chiens et frappe sur les doigts. Tant pis nous allons payer 1200 roupies pour une chambre qui n'en vaut pas 500. Si nous n'étions pas si fatigués nous chercherions encore. Demain, c'est sur, nous trouverons mieux.
Séjour à Calcutta du 2 au 15 mars
7 heures, après un brin de toilette j'entreprends de faire un tour en ville à la recherche d'un autre hôtel. D'après le plan une concentration d'hôtels, de lodges et guest houses se trouve non loin. Il fait beau. La température est agréable. Dans les quartiers des logements misérables côtoient les hôtels et les immeubles de luxe. Des gens dorment sur le sol par familles entières. Certains ont des couvertures d'autres pas. La majorité est crasseuse mais l'on en voit quelques uns qui à leur réveil se lavent avec un peu d'eau puisée dans d'anciens bidons de dix ou vingt litres d'huile. Plus loin, un homme couché en travers du trottoir m'oblige à l'enjamber. Les hôtels visités sont soit trop chers ou trop sales. Je suis au désespoir de trouver lorsqu'un îlot de verdure dans une cour m'attire. A la réception je suis conquis. L'hôtel est une ancienne maison de maître. Il est tenu par une anglaise de plus de 80 ans secondée dans la gérance par sa fille. Un coup d'oeil rapide me permet de constater que la majorité de la clientèle est d'origine européenne. La pension complète (y compris the tea at five o'clock) est faite à 45 $ pour deux personnes. L'hôtel est vieux mais il a du charme et l'entretien est parfait. Je cours presque sur le chemin du retour pour informer Bernadette de ma découverte. En réglant note nuit au Great Estearn Hôtel nous faisons connaître la raison de notre départ.
Clairière de quiétude au milieu d'une grande agitation
Bernadette à la vue de l'hôtel est conquise. Nous avons la chambre visitée. Nous attendons midi pour sortir.
Les repas sont servis dans une salle du rez de chaussée garnie de tables recouvertes de nappes avec des chaises confortables. Les couverts sont dressés à l'européenne (nous avons enfin des couteaux). Un des serveurs (locaux) est en tenue traditionnelle. Le service se fait avec des gants blancs. Un coté de la salle est totalement ouvert vers l'extérieur et donne sur un jardin composé de nombreuses plantes vertes ce qui en fait un havre de verdure. Nous entendons les bruits étouffés de la ville.
A notre arrivée, la patronne, alerte octogénaire a tenu à nous saluer et à nous souhaiter un agréable séjour. Elle nous donne le dépliant qui raconte l'histoire de la maison. Nous apprenons ainsi que celle-ci est vieille de deux cent trente ans.
Dès que nous sortons dans la rue nous retrouvons les mêmes scènes que dans les autres villes d'Inde pourtant, il nous semble qu'il règne à Calcutta une ambiance particulière. Les pauvres le sont sans doute autant qu'ailleurs mais ils paraissent moins malheureux. Sur les grands boulevards se trouvent des constructions nouvelles qui côtoient des immeubles bicentenaires. Certains de ces derniers édifices semblent avoir été peu entretenus depuis l'indépendance. Quelques uns font depuis peu l'objet de restauration. Le travail terminé laisse imaginer ce que pouvait être Calcutta il y a un siècle.
Les rues sont très animées. Selon les rues les magasins sont de plus ou moins grande taille. Les articles sont de peu de valeur. Les boulevards offrent plus d'articles de choix. Les magasins ont des vitrines ce qui n'empêchent pas les larges trottoirs d'être occupés par les étals des petits marchands qui cherchent à gagner eux aussi quelques roupies.
Un soir au dîner près de nous se trouvent six français ayant la soixantaine. Ils sont à Calcutta pour quelques jours. Ils ont invité un jeune homme de couleur parisien qui s'est donné une année sabbatique au service des autres. Nous ignorons ou les touristes l'ont rencontré. Subjugués par ce jeune homme ils l'ont invité à faire un vrai repas. Une des mémères, très bavarde, semble avoir lu beaucoup de livres avant de venir à Calcutta. Elle laisse paraître sa science. Le jeune homme explique son travail, la manière dont il vit et philosophe sur la misère. Bien que nous le croyons sincère (il donne son temps sans aucune contrepartie et vit chichement), il est empreint d'idées qui prônent les bonheurs des miséreux. Il lance des maximes telles que "la pauvreté est une richesse" et "la richesse de ne rien avoir est plus grande que celle de tout posséder", une autre "être pauvre c'est posséder l'espoir". Ces belles paroles vont droit au coeur de son auditoire qui s'extasie. Ces gens oublient un instant qu'ils sont confortablement installés, dans un endroit propre, et qu'ils mangent de la bonne chair. Sans doute tout à l'heure, au moment de laisser repartir leur jeune invité lui glisseront-ils quelques centaines de roupies difficilement sorties de leurs porte monnaies. Dans quelques jours, de retour dans leurs douillettes maisons, répéteront-ils, les yeux humides, les phrases creuses qu'ils ont entendues dans la ville de Mère Térésa. Nous nous gardons de parler trop fort. Nos observations sur l'Inde n'auraient sans doute pas la même consonance.
6 mars, la fête des couleurs
Informés qu'aujourd'hui les indiens célèbrent la fête des couleurs nous nous gardons de sortir. En effet, dans la rue les autochtones s'aspergent de peinture à l'eau. Dans l'après-midi alors que nous sommes "at the tea five o'clock" deux jeunes filles imprudemment sorties reviennent couvertes de peintures. Celles-ci bien qu'à l'eau semblent difficile à enlever. En soirée les festivités terminées nous sortons faire un tour. Les rues conservent les traces des amusements. De la peinture de couleurs diverses, de nombreux déchets, des plumes, des papiers etc... encombrent les caniveaux. De nombreux indiens se promènent encore les corps et vêtements maculés de peintures multicolores. Ils sont heureux... Certains ont aussi profité de la fête pour s'adonner à la drogue et à la boisson.
Virée en taxi
Dans l'attente du visa pour la Thaïlande nous allons faire un tour à l'aéroport. Le taxi qui nous y emmène a, d'après le propriétaire, plus de 36 ans. Les amortisseurs complètement défoncés comme le sont les sièges, le pot d'échappement qui cogne au ralenti nous le font croire sur parole. A chaque cahot de la chaussée nous sommes projetés vers le plafond avant de retomber brutalement sur la banquette dont les ressorts sont depuis longtemps qu'un souvenir. Le conducteur est jeune. Nous nous sommes entendus avant le départ sur la somme de 300 roupies pour l'aller et retour (40 kms). Le trafic est dense. Nous avançons difficilement. Aux carrefours ou nous sommes arrêtés par un policier le conducteur stoppe le moteur pour économiser le carburant.
A l'aéroport nous ne pouvons pas entrer dans l'aérogare faute de tickets d'embarquement. Observant par les baies nous ne voyons pas de guichet de compagnies aériennes. Nous n'avons plus qu'à revenir sur Calcutta. Sur le chemin du retour on nous demande 100 roupies pour mettre de l'essence. Le compteur de la pompe marque 4,17 litres, juste de quoi rentrer à l'hôtel. A l'arrivée je règle les 200 roupies restantes. Le conducteur demande un bakchich. Je lui dis non à cause de nos fesses endolories.
Nous cherchons parmi les compagnies aériennes installées en ville celles qui desservent Bangkok à un prix intéressant. finalement c'est Thaï Airlines que nous retenons.
Muni de billets je trouve un transitaire pour le transport du tandem.
La patronne de l'hôtel Fairlawn nous signale deux françaises (disposant de temps pour ne pas dire qu'elles sont à la retraite). Elles voyagent en Inde pour la troisième fois. Pendant deux jours nous avons le plaisir de partager la compagnie de Nicole et Mireille, deux niçoises. Outre l'Inde elles ont visité d'autres pays. Quittant Calcutta elles vont visiter l'Orissa (un autre état). Nous échangeons avec plaisir nos impressions de voyages. Ce n'est pas la seule rencontre que nous faisons mais c'est la plus sympathique.
Avant de quitter l'Inde nous voulons faire un vrai repas gastronomique. Sur les conseils de notre logeuse nous nous rendons dans un restaurant chic sur le boulevard. Si l'aspect extérieur est commun une fois la porte franchie c'est un autre monde. La salle est à différents niveaux. De petits ruisseaux aux eaux gazouillantes courent de ci de là. Se trouvent même de petits ponts. Des fontaines donnent une sensation de fraîcheur (laquelle est réelle grâce à la climatisation). De nombreuses plantes vertes sont judicieusement réparties. Les prix de la carte sont élevés mais on nous garantit que c'est excellent. Nous choisissons donc sans regarder les chiffres. Nous nous offrons le luxe d'une bouteille de vin.
Le repas terminé nous reconnaissons que la réputation du restaurant n'est pas surfaite. Nous sommes gavés de mets excellents et délestés de 2000 roupies (ce qui représente un bon salaire mensuel en Inde).
15 mars - le taxi qui nous emmène à l'aéroport est dans un meilleur état que celui de l'autre jour. Le conducteur se veut aimable. Il essaie de se faire offrir ma montre que je lui refuse naturellement.
Ô Inde que de contrastes tu présentes. Certains te vouent un amour sans borne. D'autres t'exècrent. Nos sentiments pour toi sont ambiguës. Ton peuple aux multiples castes, tes traditions millénaires, tes croyances multiples, tes temples , tes amours immodérées pour les animaux, ton mépris de la mort ou ton indifférence pour elle, ta violence cachée sous le manteau du sage Ghandi, la misère d'une grande partie de ton peuple, l'opulence d'une minorité, la beauté de tes paysages hélas gangrénée par une saleté repoussante nous font t'aimer et te détester à la fois. Un éveil certain commence à poindre. Qui pourra dire combien de temps il mettra à voir le jour ?